Rwanda Rugari
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Paul Kagame

Paul Kagamé: «Je ne peux blâmer entièrement la France
d'intervenir en Afrique» (L'Express 20/02/2003)
 
Voilà huit ans que Paul Kagamé tient les rênes du Rwanda.
D'abord à la tête de l'Armée patriotique rwandaise (APR),
victorieuse du régime génocidaire des fanatiques du
«Hutu power». Puis au poste de vice-président et ministre
de la Défense. Enfin dans le fauteuil de chef de l'Etat,
depuis avril 2000, date de l'éviction de Pasteur Bizimungu,
incarcéré deux ans plus tard. A 45 ans, ce Tutsi longiligne,
austère et intransigeant a troqué son treillis de général
contre le costume croisé ou la chemise africaine.
Il a aussi appris à nuancer son expression et à
dompter la rancur que lui inspire encore la bienveillance dont Paris
témoigna envers le clan du défunt président Juvénal Habyarimana. Au
point de participer au sommet France-Afrique qui s'ouvre ce mercredi.
Sans pour autant renier ses certitudes. Pour preuve, cet entretien
exclusif, réalisé le 13 février à Kigali.
 
Le président rwandais évoque pour L'Express les relations entre Paris
et Kigali, la situation en Côte d'Ivoire, la guerre du Congo-Kinshasa, les
prochaines élections...
Le Rwanda n'a jamais caché le peu de crédit qu'il accorde aux grand-
messes franco-africaines. Quel fait nouveau vous incite à prendre part
à celle-ci?
 
Aucun événement particulier. Ma venue répond à l'invitation du
président Chirac. Une première. De plus, il ne s'agit pas d'un forum
voué aux seuls dossiers franco-rwandais, mais d'une rencontre entre la
 France et l'Afrique.
«Nous avons besoin de technologie, de financements, de progrès
tangibles» Qu'en attendez-vous?
On a consacré maints sommets au développement du continent. Il y a
eu beaucoup de promesses, mais guère d'avancées concrètes. Il est
néanmoins tentant d'y assister, au cas où... Profitons-en pour discuter
 pratiquement de la mise en valeur de nos ressources. Nous avons
besoin de technologie, de financements, de progrès tangibles. Les
bonnes intentions ne suffisent pas. Il faut aller de l'avant. Je ne vois
pas dans ce sommet une instance de règlement des crises, mais
l'occasion d'étudier avec nos hôtes ce que nous pouvons faire
ensemble dans le champ socio-économique. Ce qui d'ailleurs
contribuerait, dès lors qu'on s'attaquerait à leurs racines, à régler des
conflits armés. De plus, le fait que Paris promet des crédits, qu'il
appuie le Nouveau Partenariat pour le développement de l'Afrique
(Nepad) et envisage d'investir en faveur de l'environnement ou du
développement durable nous incite à venir défendre notre vision.
 
La normalisation avec la France passe-t-elle par un mea culpa de Paris
 quant à son engagement auprès de l'ancien régime?
 
Je ne le crois pas. Nous n'avons jamais jugé utile de rester otages du
passé. Il nous faut travailler avec tout partenaire qui y est prêt, y
compris la France. Qu'elle reconnaisse ou pas son vécu avec le
Rwanda, c'est à elle d'en décider. A aucun moment nous n'en avons
fait une condition préalable. Pour autant, nous continuerons de livrer
sans ambiguïté notre opinion.
 
Dans l'Hexagone, tout nouveau gouvernement annonce une politique
africaine assainie. Y croyez-vous?
 
J'accorde toujours le bénéfice du doute. Nous verrons si les promesses
sont tenues. Je ne peux blâmer entièrement la France d'intervenir en
Afrique. Elle y est parfois invitée par les Africains eux-mêmes. Les
torts sont partagés.
 
«La France doit apprendre aux ivoiriens que c'est à eux de résoudre
leur conflit»
 
Son action en Côte d'Ivoire vous paraît-elle fructueuse?
 
Deux choses. La France a senti, à juste titre, que lui incombait la
responsabilité de faire quelque chose. Initiative approuvée par les
belligérants et les Nations unies. Soit. Cela posé, les Français
connaissent l'histoire du pays et ce qui sous-tend le conflit. Ils
peuvent donc aider les Ivoiriens à comprendre que c'est à eux, les
premiers concernés, de le résoudre. Et pas à la France. Les temps ont
 changé.
 
Les plus pessimistes comparent l'atmosphère d'Abidjan à celle qui
régnait au Rwanda à la veille du génocide. Jugez-vous cette analogie
pertinente?
 
Qu'elle soit valide ou non, la France doit garder à l'esprit cet état de
fait. Ce qui importe, c'est que les gens le pensent. Le fait qu'un tel
parallèle existe dans les têtes devient en soi un facteur dont il faut
tenir compte.
 
Avez-vous l'intention, lors du sommet, de vous exprimer en français?
 
Malheureusement, non. C'est une question d'héritage. Si je ne parle
pas le français, ce n'est pas ma faute, mais la faute de l'Histoire. J'ai
grandi parmi les réfugiés, dans un environnement anglophone [en
Ouganda, NDLR]. J'aimerais avoir le temps d'apprendre. Ce serait une
valeur ajoutée à mon savoir.
 
Le juge Jean-Louis Bruguière s'apprête à livrer les conclusions de son
enquête sur l'attentat au missile antiaérien qui, en 1994, coûta la vie
au président Habyarimana et déclencha les massacres. Craignez-vous
d'être incriminé?
 
Je ne vois pas sur quelle base il pourrait inculper quelque officiel
rwandais que ce soit. De plus, il est très difficile d'imaginer un juge
français agissant de la sorte. Pour le moins, le magistrat idoine pour
enquêter là-dessus ne peut venir d'un pays dont certains citoyens
sont impliqués dans ce dossier ou dans d'autres, antérieurs à l'attentat
 et au génocide. Si l'initiative venait d'ailleurs, on la prendrait plus au
sérieux. Par ailleurs, ce juge n'a jamais mis les pieds au Rwanda. Et il a
déjà rendu son jugement quant aux responsabilités. Comment un juge
crédible et sans parti pris peut-il livrer son verdict avant même d'avoir
mené ses recherches? Il a concentré son travail sur des individus
suspects de génocide. Et qui, bien entendu, s'efforcent de mouiller
notre mouvement. Ces bizarreries n'ont aucun sens et il nous arrive de
 les traiter avec le mépris qu'elles méritent.
 
Votre présence à Paris obéit-elle au souci de rompre l'isolement de
Kigali ou à celui d'obtenir des crédits?
 
Le Rwanda n'a jamais été menacé d'isolement. Isolé, mon pays l'était
bien davantage durant un génocide que le reste du monde se bornait à
 contempler. Avons-nous besoin d'aides? Oui. Nous avons hérité en
1994 d'une économie en ruine. Il a fallu tout reconstruire, les
infrastructures, l'éducation, l'agriculture. Le soutien reçu n'est, hélas!
pas à la hauteur des épreuves que subit le pays. Et nous le voyons
différemment de nos prédécesseurs. Pour nous, il n'a de sens que s'il
nous aide à tenir debout, à réduire demain la dépendance envers les
concours extérieurs.
 
«Je n'ai pas l'intention d'ordonner la fermeture de nos frontières avec
le République démocratique du Congo»
 
L'accord de Pretoria, signé le 30 juillet 2002, a conduit au retrait du
contingent rwandais déployé en République démocratique du Congo
(RDC). La président congolais, Joseph Kabila, a-t-il selon vous
respecté son engagement de désarmer les miliciens hutu interahamwe
et les anciens soldats des Forces armées rwandaises (FAR) qui
l'épaulent?
 
Sans stigmatiser tel ou tel individu, je constate que nous avons
toujours un problème de sécurité. Il y a encore des interahamwe et
d'ex-FAR sévissant au Congo. C'est à nos partenaires de Kinshasa de
nous dire pourquoi ils ont échoué à tenir pleinement leur rôle. De notre
côté, nous avons retiré toutes nos forces de RDC, donc rempli nos
obligations. Nous attendons que les autres en fassent autant. Peut-
être n'est-ce pas seulement l'échec de l'équipe Kabila, mais aussi celui
des Nations unies. Les factions rebelles et les autorités de Kinshasa
étaient censées former un gouvernement de transition. Peut-être
pourrions-nous les y aider. En cas d'échec, resterait un pays
fragmenté en une dizaine d'entités.
 
Faut-il imputer les retards constatés au pouvoir que détient à
Kinshasa le clan des faucons?
 
C'est possible, mais j'ignore jusqu'à quel point. Je n'ai jamais entendu
Kabila se plaindre de gens qui entraveraient son action. A lui de traiter
avec eux, quitte à demander à ses amis de l'aider. Son attitude en la
matière permettra de mesurer sa capacité à apaiser les choses.
Plusieurs agences humanitaires dénoncent le maintien de soldats
rwandais, fussent-ils en civil, dans l'est de la RDC, y compris dans
l'Ituri, à la frontière ougandaise.
 
C'est la preuve qu'elles cèdent à la confusion. Nous n'avons jamais été
présents dans l'Ituri. Le problème devrait être imputé à ceux qui s'y
trouvent depuis plusieurs années. Pourquoi ne demande-t-on pas aux
Ougandais, déployés là-bas dès 1998, d'expliquer la situation et d'y
remédier? Pour le reste, sachez qu'il n'y a plus un seul militaire
rwandais en RDC. Ni en uniforme, ni en civil, ni dévêtu. Point à la ligne.
 Que nos accusateurs s'y rendent et enquêtent, plutôt que de
répandre des rumeurs. Ils ne trouveront rien. Ni dans l'Ituri, ni à Goma
(Nord-Kivu), ni à Bukavu (Sud-Kivu). Nulle part.
 
Le président ougandais, Yoweri Museveni, vous accuse de tenter de le
déstabiliser en envoyant sur son sol des maquisards...
 
Nous voilà dénoncés par ceux qui sont à l'origine de tous les troubles.
 Et qui essaient de jouer les victimes. Kampala a par exemple, dès
1999, accueilli des étudiants rwandais anglophones, en conflit avec le
ministère de l'Education, avant de les inciter à la rébellion. C'est à
Museveni de me convaincre qu'il ne cherche pas à déstabiliser le
Rwanda.
 
En octobre 2002, à peine aviez-vous évacué la ville congolaise d'Uvira
que vos protégés du Rassemblement congolais pour la démocratie
(RCD) la perdaient. Et seul l'engagement de vos troupes a permis sa
reconquête. L'incompétence militaire et la médiocrité politique de vos
alliés locaux vous inquiètent-elles?
 
Quiconque parcourt le Congo constate que tel est le cas de la plupart
des groupes rivaux. Le RCD était soutenu par le Rwanda; le
Mouvement de libération du Congo (MLC) et ses cinq ou six factions
dissidentes, par l'Ouganda; Kabila, par l'Angola ou le Zimbabwe. Tous
ces gens auraient-ils besoin de soutiens extérieurs s'ils étaient
capables de conduire leurs affaires? A Uvira, notre départ a créé un
vide. Depuis, le RCD a repris les choses en main. Nous n'aurons pas à
retourner au Congo pour nous en occuper.
 
Un rapport onusien dénonce la poursuite du pillage aux dépens de l'est
de la RDC. Votre chef d'état-major, James Kabarebe, figure sur la liste
des profiteurs de guerre. Les condamnations venues de vos
partenaires occidentaux vous gênent-elles?
 
Ces partenaires feraient bien de balayer devant leur porte. Les origines
 de la crise remontent à plusieurs dizaines d'années, voire de siècles.
De plus, quand on incrimine quelqu'un, mieux vaut fournir les preuves.
Gare, là encore, aux confusions! Nos hommes d'affaires commercent
avec les Congolais depuis des lustres. Il y a toujours eu des
transactions par-delà les frontières artificielles dont nous avons hérité.
Nul ne peut changer cela, ni les Nations unies ni nous. Ces échanges
continueront. Avec ou sans guerre, avec ou sans Kabila. En clair, je
n'ai pas l'intention d'ordonner la fermeture de nos frontières.
 
Des défenseurs des droits de l'homme vous soupçonnent aussi
d'alimenter les affrontements pour justifier le maintien d'une présence
lucrative.
 
Mais que font nos accusateurs pour résoudre la crise? On dirait que
leur boulot consiste à se plaindre et à inventer des histoires. Qu'ils
viennent et traitent le problème. Que fait l'ONU? Ils râlent quand nous
entrons au Congo, ils râlent quand nous en sortons. Nous avons agi.
Que ceux qui désapprouvent notre action offrent une alternative.
 
Que vous inspire le travail des gacaca, ces tribunaux traditionnels de
proximité appelés à juger les seconds rôles du génocide?
 
C'est déjà un succès. Ce procédé nous aide à réapprendre à vivre
ensemble.
 
Percevez-vous le désarroi des rescapés, ravivé par l'annonce, le 1er
janvier dernier, de la libération de 40 000 détenus, mineurs au moment
des faits, malades, vieillards, ou exposés à des peines légères?
 
J'ai conscience de ce sentiment. Et je compatis avec eux. Comment
leur reprocher leur amertume? Grâce aux efforts d'explication, les
survivants comprennent qu'il ne s'agit en rien d'une amnistie. Les
détenus libérés étaient censés l'être selon la loi.
 
Vos adversaires soupçonnent une manoeuvre électoraliste visant à
rallier la majorité hutu à l'orée d'une année riche en scrutins.
 
Soyons cynique. Si tel était le cas, qu'y aurait-il de mal à cela? La loi
stipule que le prisonnier qui encourt quinze ans de réclusion voit sa
peine réduite de moitié en cas d'aveu. Or celui qui fut arrêté en 1994 a
 déjà purgé huit ans. La justice l'aurait donc libéré. Vaut-il mieux le
garder quinze ans de plus? Cela n'aurait aucun sens.
 
«Il est clair que cette année verra s'achever la période de transition»
 
Les gacaca sanctionnent-ils l'échec du Tribunal pénal international
pour le Rwanda (TPIR), établi à Arusha (Tanzanie)?
 
Pas seulement. Les cours rwandaises et le tribunal d'Arusha ne
suffisent pas à faire face à une tâche colossale [près de 100 000
prévenus incarcérés au Rwanda, NDLR]. Il nous faut donc innover.
Mais il est vrai que ce choix reflète aussi les faiblesses d'Arusha, que
résume à lui seul le report du procès de Théoneste Bagasora - ajourné
au mois d'avril, au terme d'une audience de pure forme. Chacun sait
que cet homme est l'un des cerveaux du génocide, l'un de ses
principaux orchestrateurs. Il est détenu depuis des années, et on ne
l'a pas jugé. Vous vous demandez à quoi bon dépenser ainsi des
centaines de millions de dollars.
 
Carla Del Ponte, procureur général du TPIR, invite Kigali à mieux
coopérer.
 
Le Rwanda a fait en la matière plus que ce qu'on pourrait attendre
d'un pays confronté à d'énormes épreuves. Il a fait davantage, en
tout cas, que le tribunal d'Arusha et Carla Del Ponte.
 
Référendum constitutionnel, élections générales: tiendrez-vous le
calendrier politique 2003?
 
Pratiquement, nous aurons bouclé l'essentiel du processus d'ici à
septembre. Il ne s'agit pas d'une échéance gravée dans le marbre.
Mais nous sommes sur les rails. Il est clair que cette année verra
s'achever la période de transition.
 
Serez-vous candidat à la présidentielle?
 
Je dois me conformer aux règles de mon parti.
 
On voit mal le Front patriotique rwandais (FPR), que vous présidez,
vous refuser son investiture. Souhaitez-vous briguer un nouveau
mandat?
 
Oui, car j'en ai le droit. Pas parce qu'on me le demande. Mais au nom
d'une conviction idéologique.
 
Faustin Twagiramungu, le premier chef de gouvernement de l'après-
génocide, en exil en Belgique, pourra-t-il concourir?
 
Sans aucun doute. Lui n'a pas fui la prison ou le pays. Il n'était pas
traqué. Il a décidé de partir, et ses partisans s'efforcent de le faire
passer pour une victime. Twagiramungu peut rentrer demain. Il ne
risque rien. D'ailleurs, il voyage avec un passeport rwandais que ce
gouvernement lui a délivré. Il ne l'a pas acheté, ni volé dans les
bureaux de l'immigration.
Même question quant à votre prédécesseur, Pasteur Bizimungu,
emprisonné pour activité politique illégale, propos sectaires, atteinte à
la sûreté de l'Etat et corruption.
 
Je ne peux répondre de manière complète à ce jour. Il ne suffit pas
d'afficher son ambition. Encore faut-il remplir les conditions légales. Le
concernant, j'ignore ce que décidera la justice, et je n'ai bien sûr rien
à voir avec cela.
 
En six années, un président, deux Premiers ministres et plusieurs
ministres - tous hutu - ont été évincés. Comment échapper au piège
d'un pouvoir tutsi?
 
Factuellement, c'est faux. Des cadres tutsi ont aussi été sanctionnés.
Nous ne voulons ni d'un «Tutsi power» ni d'un «Hutu power».Voilà
pourquoi il y aura une nouvelle Constitution puis des élections. Le
peuple décidera.
 
La Constitution, qui doit être soumise à référendum au printemps, va-
t-elle instaurer un régime présidentiel?
 
Si je le dis, on m'accusera de l'avoir écrite. Cela reste à définir.

propos recueillis par notre envoyé spécial Vincent Hugeux © Copyright L'Express